Contre l'éternité. Ogawa, Mallarmé, Lacan
Paris, Epel, mars 2009, 128 p.
Trad. en espagnol (Argentine) de Silvio Mattoni, Cuenco de Plata, Buenos Aires, 2010.
En promettant aux croyants une vie éternelle, les religions monothéistes n’ont pas eu affaire au concept de seconde mort, largement développé, en revanche, en Inde (hindouisme, bouddhisme) et qui, via Schopenhauer, parvint jusqu’à Freud (son « principe de Nirvana »). Le polythéisme grec lui non plus ne connaît pas la seconde mort, le souci du héros étant de subsister éternellement dans la mémoire des hommes. On sait pourtant aujourd’hui cette seconde mort inévitable : l’événement que constituera la disparition de la vie sur la Terre est désormais reconnu et même daté (l’extinction du Soleil). Plus proche, la hantise d’une autodestruction de l’humanité est présente dans les esprits et donne lieu désormais à de nombreuses publications, littéraires et scientifiques. En 1959-1960, Jacques Lacan enseigna à ses élèves à « dédoubler la mort », à distinguer la mort comme événement et la seconde mort. Il isole la seconde mort au croisement de Sade (comme « le point ou s’annihile le cycle même des transformations naturelles ») et du bouddhisme (comme cela seul qui est susceptible de mettre un terme aux souffrances). Il l’identifie à l’Hilflosigkeit rencontrée chez Freud, mais aussi chez Heidegger. À l’entendre, le beau est un ultime « réseau d’arrêt » au regard de la seconde mort. Différent en cela du bien, il ne leurre pas mais réveille ; il va plus près. En dépit d’un aveuglement essentiel, le beau, dans cet éblouissement même, indique le rapport de l’homme à la seconde mort. L’esthétique est un poste avancé. Et c’est ainsi qu’en se tournant vers elle (littérature, poésie) Contre l’éternité aborde à nouveaux frais la question biface du deuil et de la création, y soulevant un point jusque-là jamais frontalement envisagé : comment, faisant œuvre, c’est-à-dire visant l’immortalité, peut-on tout de même prendre l’appui qu’offre la seconde mort au désir se réalisant dans l’œuvre ? Trois auteurs, ici convoqués, ont eu affaire à ce paradoxe : Yoko Ogawa, Stéphane Mallarmé (grâce à la lecture qu’en offrait récemment Leo Bersani), Jacques Lacan. Ce paradoxe concerne tout un chacun qui vise l’immortalité du Peuple ou de l’Humanité dans l’Enfant, de la Nation dans l’Action politique, de la Terre dans le Jardin cultivé, de la Marchandise dans l’Objet produit.